*** 7/10 *** La petite fille sur la banquise - Adélaïde Bon

J'ai patienté un moment avant d'oser ouvrir ce livre. Je savais le sujet dur, j'avais, au fond, envie de fermer les yeux sur cette réalité, de l'ignorer, faire comme si elle n'existait pas. Mais me voilà coincée en plein confinement, à ouvrir la première page de ce roman autobiographique. Quelques lignes seulement parcourues, une page, la première, la fameuse, celle qui révèle la qualité d'un ouvrage, quelques phrases suffisent : un coup de poing, une maîtrise de la langue française, des mots, d'un style unique. En quelques mots, les émotions surgissent. 



Je me sens dans l'obligation de vous retranscrire ces mots, ces premiers mots d'un récit brut, beau, dur, dramatique. 


- - - Extrait - - -

Première page du roman

"Est-ce qu'elle s'est essuyé la bouche du revers de la main, passé la langue sur les dents, recoiffée un peu ? Est-ce elle ou lui qui a remonté la culotte, remis un semblant d'ordre dans la robe-tablier rouge, tiré sur le chemisier blanc ? Elle le regarde en opinant du menton, comme les petits chiens qui hochent la tête sur les plages arrière des voitures. Je suis gentille, je suis jolie, j'aime ça, tu es mon ami, tu aimes mes grosses fesses, tu me fais du bien, je suis gourmande, je ne dirai rien, c'est notre secret, je te promets, je ne dirai rien. Des mots qu'il lui a dits et dont elle ne se souvient pas, pas plus qu'elle ne se souvient de ce qu'il lui a fait. 
Elle reprend le sachet en papier blanc des carambars et le pot de flocons pour poissons rouges qu'elle avait posé sur le coin nu d'une marche. 
Quelque chose s'est renversé, elle ne sait pas si c'est le sol ou si c'est elle, elle se concentre pour gravir l'escalier. 
Sur le palier, elle se retourne quand il l'appelle, promet encore en hochant la tête. 
Elle est allongée sur son lit, elle essaye d'attraper une larme du bout de la langue. Les lattes du couloir grincent, elle saisit son livre. Sans famille, Hector Malor. 
- C'est ton livre qui te fait pleurer ? demande son père, alarmé peut-être qu'elle se soit glissée comme une ombre de l'entrée de l'appartement à sa chambre, sans le rituel tonitruant du Bonjour ma chère famille que j'aime et que j'adore, sans claquer la porte d'entrée, sans venir rien leur raconter. 
Sa tête se déplace. Gauche. Droite. Droite. Gauche. 
- Il s'est passé quelque chose ? 
Sa tête se déplace. Haut. Bas. Bas. Haut.

Elle est assise entre ses parents sur le canapé bordeaux du salon, son frère et ses soeurs ont disparu. Elle regarde les murs tendus de tissu, elle ne les reconnaît pas, comme elle ne reconnaît pas ses propres parents. Tout est soudain changé sans qu'elle puisse saisir quoi. Ils lui parlent, elle a du mal à les entendre, à les comprendre. Elle flotte. 

Elle est assise à l'arrière de la voiture de police, à côté de son père. Les policiers mettent les gyrophares pour la faire sourire. Elle sourit. Elle est gentille. Elle n'est plus là. Elle est morte. Personne ne semble s'en rendre compte. "




L'avis de Charlotte 

Oui, il y a quelques longueurs, l'histoire n'est pas la plus joyeuse, ni la plus passionnante mais l'écriture est là, rythmée, maîtrisée. 
Adélaïde Bon a trouvé son arme, les mots frappent forts. Il ne me parait pas envisageable de se venger d'une atrocité telle qu'un viol, le viol d'une enfant, le viol d'une petite fille de neuf ans. Ce récit en vaut la peine. Il nous touche, démonte certains préjugés, dégoûte, explique comment quelques minutes dans une vie peut vous briser en mille morceaux. La violence des sentiments est composée avec force. 

A lire, à acheter, à offrir, pour montrer, pour guérir, pour raconter, pour comprendre.

Un très beau roman. 

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7/10

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